Interview de Leiji Matsumoto pour Captain Herlock : The Endless Odyssey (2002)

Posted By on August 6, 2019

En 2002, Leiji Matsumoto donnait une interview promotionnelle pour la nouvelle série Space Pirate Captain Herlock : The Endless Odyssey ~ Outside Legend. Cet entretien était inclus sur le DVD bonus de l’édition collector éditée en France par Dybex. Matsumoto y livrait de nombreuses clés pour mieux comprendre son univers et ses personnages.

En voici une retranscription, à des fins documentaires. Bien que largement basée sur les sous-titres français inclus sur le DVD de Dybex (dont l’auteur n’est malheureusement indiqué nulle part), nous avons apporté quelques corrections et ajustements pour faciliter la lecture et la compréhension, à commencer par le choix d’utiliser la graphie Harlock, plus proche de la prononciation japonaise, plutôt qu’Herlock. Nous avons également inclus quelques commentaires [entre crochets] pour apporter un surplus d’information ou des clarifications lorsque ça nous semblait nécessaire.

 


© 2002 Leiji MATSUMOTO / Kobunsha – VAP – NTV

 

Comment est né le personnage d’Harlock ?

Leiji Matsumoto : Si mes souvenirs sont bons j’étais en études secondaires. (Il hésite.) Voyons, est-ce que ça date de l’école primaire ? Non, du collège. J’avais l’habitude de crier “Har-lock” pour rythmer mes pas. J’avais vu ça dans un film étranger et c’était resté gravé dans ma mémoire, alors je n’arrêtais pas de répéter “Har-lock, har-lock” tout en marchant au pas. C’est de là que m’est venue l’idée du nom Harlock.

Les pirates avaient toujours exercé sur moi une véritable fascination. Quand j’étais en troisième, j’ai écrit un manga sur des flibustiers. Le héros de ce manga s’appelait le capitaine Kingston; il arborait déjà l’emblème de la tête de mort. Mais ce n’est qu’au bout d’une dizaine d’années que je l’ai enfin baptisé Harlock.

Au début, ce nom n’était pas destiné à un de mes personnages. Je voulais m’en servir comme mot de passe du type “Sésame, ouvre-toi” et comme rythme de marche. Ou encore comme salutation… Un jour, tandis que j’étais plongé dans la lecture du journal — c’était à Tôkyô, une fois que j’étais dans l’industrie du manga — je suis tombé sur un article titré “Harlock se fait renverser par une voiture”. Un certain Harlock, citoyen d’Allemagne de l’Ouest, avait été renversé par un taxi sur une des artères principales de Ginza. Je me suis alors aperçu que c’était un vrai nom.

Ce patronyme m’était venu naturellement et ne faisait allusion à rien de spécial, c’était simplement le fruit de mon imagination. Ensuite, j’ai découvert qu’il puisait ses origines en Europe. Vous parlez d’une coïncidence ! Cela demeure encore pour moi un mystère insondable. Ce nom m’est venu à l’esprit le plus spontanément qui soit et il se trouve qu’il existait réellement !

Parmi tous mes personnages, Harlock se détache du lot notamment par son nom, mais aussi son apparence. Quand j’étais petit et que je lisais des bandes dessinées, tous les héros affichaient un physique irréprochable. Ils étaient tous beaux garçons. Ce souvenir m’est resté; Harlock est ainsi devenu le seul personnage qui présentait des traits délicats (rires). Je l’ai ensuite affublé d’une balafre et d’un bandeau à l’œil, d’où son apparence physique actuelle.

J’ai donné vie à ce personnage dans ma jeunesse. Aux environs de 1949, je criais déjà son nom de manière à rythmer mes pas. Il compte parmi mes personnages les plus anciens.

[Note : En 2016 un manga dessiné par Yuzuru Shimazaki mettra en images les circonstances de la création d’Harlock, reprenant très fidèlement les propos tenus dans cette interview.]

 

Pourquoi Harlock est-il borgne ?

LM : Pour symboliser la persévérance. Tout le monde, à un moment de sa vie, hérite d’une cicatrice. On fait tous les quatre cents coups… Ce héros affronte maintes épreuves sans jamais baisser les bras. À l’image du légendaire guerrier samouraï, Musashi Miyamoto, il est maître de sa destinée et n’a pas droit à un instant de répit. Il vit libre sous son propre drapeau. Cela souligne encore une fois ses convictions. Ce bandeau sur l’œil symbolise donc des valeurs chères à son cœur telles que la persévérance.

C’est également un vestige de ses multiples aventures. Dès sa plus tendre enfance, il en a vu de toutes les couleurs. Son bandeau sur l’œil est comme un témoignage de son passé. Harlock ne s’est pas forgé du jour au lendemain. Durant son enfance et son adolescence, il a perdu son œil et gagné une cicatrice, mais jamais il n’a reculé. Son bandeau, à lui seul, est devenu le symbole de ses principes.

 


UCHU KAIZOKU CAPTAIN HERLOCK © 1977-1979 Leiji MATSUMOTO / Akita Publishing

 

Quelle est la signification de la tête de mort ?

LM : La tête de mort, bannière prisée par les pirates, est souvent synonyme d’intimidation et de menace. Mais là, c’est différent. Ça veut dire : “Je me battrai même si j’y laisse mes os.” Cela traduit une volonté de fer et une témérité à toute épreuve. “Je me battrai bec et ongles.”

Ce symbole a ses racines dans un ancien mythe germanique. Les pirates hissaient le pavillon à tête de mort en signe de détermination et non pour effrayer l’ennemi. Plus tard, la société s’est imaginée, à tort, que tête de mort rimait avec danger (rires).

Vous voyez, je porte moi aussi une tête de mort rouge. Je l’ai choisie rouge et non blanche parce que je suis encore vivant ! Je suis fait de chair et de sang même si ça peut sembler idiot (rires). Le fait est que je partage cet état d’esprit : se battre quitte à y laisser ses os.

[Note : Difficile de savoir exactement à quoi Matsumoto faisait référence ici. Nous n’avons en effet pas connaissance de mythes germaniques faisant spécifiquement référence au symbole de la tête de mort. Ce dernier remonte à l’antiquité, où il jouait le rôle de memento mori, c’est à dire un rappel de la mortalité (memento mori signifiant en latin “souviens-toi que tu vas mourir”). Parfois utilisé pour rappeler aux généraux triomphants leur statut de simples humains, le memento mori était le plus souvent utilisé pour signifier “vivons pleinement chaque instant, car nous mourrons demain”. Les pirates l’ont adopté comme symbole sous la forme du Jolly Roger justement dans ce sens proche de carpe diem, ce que le célèbre pirate Bartholomew Roberts résumera par ces mots : “Une existence courte mais bonne sera ma devise” (sa propre bannière représentait un squelette tenant un sablier). Bien plus tard, au XVIIIe siècle, la tête de mort sera utilisée comme symbole militaire notamment en Prusse, sous la forme de la Totenkopf. Elle représentait alors la férocité des combattants.]

 

Quelle est l’origine des personnages de Tadashi Daiba et Kei Yûki ?

LM : Tadashi et Kei sont les amis d’Harlock et Tochirô. Tadashi Daiba représente les jeunes garçons rêvant de suivre les traces d’Harlock. Cela s’applique également à la jeune fille, Kei Yûki.

Le nom de chaque personnage a fait l’objet d’une mûre réflexion. Chacun revêt une signification particulière. Le terme Tadashi, qui signifie “être juste”, est très éloquent. Ce mot se prononçait en fait “Tadashii” à l’origine (rires). Kei Yûki était déjà sur le vaisseau dans un chapitre précédent. Le nom Kei signifie “luciole”. En effet, elle incarne la lumière qui guide notre route; c’est elle qui nous montre le chemin.

 

Qu’en est-il du vaisseau Arcadia ?

LM : Au début, je l’avais appelé différemment : il s’agissait du Deathshadow, dont la proue était pointue. C’était le tout premier vaisseau d’Harlock. [Note : Il s’agit peut-être de celui aperçu dans les histoires courtes The Tochirô.] Puis un deuxième Deathshadow a vu le jour… On en doit d’ailleurs la conception à Tochirô Ôyama.

 


THE TOCHIRO © 2017 Leiji MATSUMOTO / Akita Publishing

 

Les troisième et quatrième vaisseaux ont été baptisés Arcadia. C’était parce que l’ancêtre d’Harlock gouvernait une région nommée Arcadie. La véritable Arcadie est une contrée boisée située dans les terres; il s’agit de la région des lacs où se trouve la ville d’Heiligenstadt. Cette ville, qui est le berceau de la 7e symphonie de Beethoven, n’est pas située au bord de la mer, mais cet ancêtre se considérait néanmoins comme un pirate, qu’il se trouve en mer ou sur la terre ferme. Être pirate signifiait vivre libre sans baisser les bras. Harlock est le descendant de cet homme.

L’Arcadie représente un univers idéal, un peu comme l’Utopie. Les deux termes, généralement interchangeables, sont riches de sens. Heiligenstadt a peu à peu acquis la réputation d’être l’Utopie d’Europe, et les gens ont commencé à la surnommer Arcadie.

[Note : Matsumoto amalgame la ville d’Heiligenstadt située en Autriche, près de Vienne, où Beethoven vécut entre avril et octobre 1802, et la Heiligenstadt fictionnelle de son film fétiche Marianne de ma Jeunesse. Le célèbre château d’Hohenschwangau, entouré des lacs Schwansee et Alpsee, avait servi de décor au film, et apparaît d’ailleurs dans le flashback consacré aux ancêtres d’Harlock dans le film L’Arcadia de ma Jeunesse. L’Arcadie historique se situait quant à elle en Grèce.]

 

Comment de versions du vaisseau avez-vous prévu ?

LM : Dans l’idéal… Sept. Le récit n’est pas terminé, mais avec l’expérience, elles iront en s’améliorant. Plus on explore l’espace, plus l’environnement subit de modifications. La notion du temps comme la gravité changent. Cet espace intersidéral est en fait le produit du Big Bang. Pour pouvoir partir à la conquête des galaxies, le vaisseau doit être perfectionné. Les commandes de cet appareil doivent être à la pointe du progrès. Il faut sans cesse le moderniser. Tout comme le capitaine Harlock et les autres passagers à bord, le vaisseau lui-même est en pleine mutation.

De tous les chapitres que j’ai écrits, celui-ci demeure inachevé. Si vous raisonnez en termes humains, l’Arcadia n’a encore que 18-20 ans. Il n’en est encore qu’à ses balbutiements.

 

De qui s’inspirent les personnages de Yattaran et Maji ?

LM : Yattaran s’inspire d’un de mes assistants de l’époque. Je peux le dire maintenant : il s’agit de Kaoru Shintani. Vu de profil, Yattaran lui ressemble. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de son profil et il a accepté que je m’en inspire. ll est désormais créateur de mangas lui-même et a d’ailleurs un enfant; celui-ci s’est exclamé “Papa” en regardant la série télévisée (rires). Il était originaire du Kansai et s’exprimait dans une sorte de dialecte. J’en ai remis une couche au niveau de la caricature.

En ce qui concerne Maji, je me suis inspiré de moi-même. “Maji” signifie “eau” en swahili. Quand j’étais en Afrique, mon nom était souvent prononcé “Maji-moto”, qui signifie “eau chaude”. J’ai ainsi hérité du sobriquet “M. Eau-Chaude”.

[Note : En swahili, maji signifie effectivement eau et moto, feu. Les deux combinés donnent bien “eau chaude” (en général plutôt sous la forme maji ya moto).]

 


CAPTAIN HARLOCK JIGEN KOKAI © 2015 Leiji MATSUMOTO / Kouiti SHIMABOSHI / Akita Publishing

 

Que représente Harlock dans votre univers ?

LM : Il symbolise mes croyances. Sa bannière sert de fil conducteur à l’intégralité de mon œuvre. “Je vis libre sous mon propre drapeau et conformément à mes principes, sans jamais regarder en arrière. J’assume les conséquences sans jamais regretter la décision que j’ai prise.” Telle est la philosophie sous-jacente.

Avec son meilleur ami Tochirô, Harlock a d’ailleurs conclu un pacte d’amitié désintéressée et de bravoure.

 

Que pouvez-vous nous dire sur la série Endless Odyssey ?

LM : Ce chapitre est en fait une sorte d’aparté. Une fois cette série achevée, j’approfondirai davantage l’histoire d’Harlock jusqu’au septième vaisseau Arcadia. Des épisodes précèdent cette série, comme par exemple l’Anneau des Nibelungen. Outre ces chapitres, j’ai produit la série télévisée Uchû Kaizoku Captain Harlock (Albator 78), qui fut suivie de L’Arcadia de ma Jeunesse et de la série actuelle.

C’est une saga sans fin, qui s’étend sur de nombreuses générations. Tochirô et Harlock se sont rencontrés pour la première fois sur les rives de la mer intérieure de Seto. L’un se trouvait en mer et l’autre sur les montagnes d’Okayama. Un des chapitres relate leur rencontre. Harlock a coulé un vaisseau qui était chargé d’explosifs; Tochirô a assisté à l’explosion du sommet de la montagne. Il a dégainé un sabre qu’il tenait ainsi à la main. L’éclat de l’explosion se reflétait donc sur la lame. Devant cette lueur vive, Harlock s’est alors écrié : “Voici mon compagnon du destin”.  Tochirô a également répliqué : “Voici mon compagnon du destin, celui qui sera mon meilleur ami.” Voilà comment leurs routes se sont croisées. [Cette scène apparaît dans le chapitre 30 (tome 7) du manga Capitaine Albator ~ Dimension Voyage.]

À l’époque, Tochirô s’appelait encore Seishirô Ôyama. Voilà jusqu’où je suis allé : de l’époque d’Hiraga Gennai jusqu’à leur rencontre. Quant à la période allant du dernier Shôgun à la Première Guerre Mondiale, j’ai pour l’instant fait l’impasse dessus. Une fois que je l’aurai couverte, je m’attaquerai aux XXIe et XXIIe siècles. Mon objectif est de boucler la boucle.

 


CAPTAIN HARLOCK JIGEN KOKAI © 2015 Leiji MATSUMOTO / Kouiti SHIMABOSHI / Akita Publishing

 

Comment Harlock meurt-il ?

LM : Comme moi, il n’a pas droit au repos ! Il a choisi la liberté avec tous les risques que ça implique. Personne ne sait où il se trouve et tout peut lui arriver. Mais l’important pour lui, c’est de rester fidèle à ses principes. C’est sa principale raison d’être. Il vit sa vie et peut disparaître du jour au lendemain. Moi aussi, je continuerai sur ma lancée jusqu’à la fin de mes jours. On peut dire que j’emporterai cette œuvre avec moi dans la tombe !

Harlock est mon compagnon de route. Un de mes meilleurs amis lui ressemble d’ailleurs. On s’est rencontrés sur les bancs de l’école : j’étais haut comme trois pommes, tandis que lui était grand et avait les filles à ses pieds. Cependant, on avait des personnalités complémentaires. On ne pouvait fonctionner l’un sans l’autre. Il volait à ma rescousse. Notre amitié était désintéressée. De nombreux amis m’ont servi de source d’inspiration pour Harlock. Cette histoire est en fait autobiographique; j’essaie, à travers elle, de réaliser mon rêve éternel, le vœu le plus cher de tout auteur : que nos œuvres soient transmises de génération en génération. Harlock est un peu comme un fils pour moi.

J’ai récemment collaboré à un projet animé avec le groupe français Daft Punk. On me propose d’adapter mes œuvres au grand écran car les américains et européens qui ont été bercés par Harlock dès leur plus tendre enfance ont désormais atteint l’âge adulte. Harlock a laissé son empreinte sur cette population active, et désormais ses membres viennent me proposer de réaliser de nouveaux films. Que rêver de mieux, pour un créateur ?

Ainsi, je hisserai le pavillon noir en défiant les générations et le passage du temps. Tel est mon souhait.

 


© 2002 Leiji MATSUMOTO / Kobunsha – VAP – NTV

 


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