Battlefield Manga : fables de guerre

Posted By on May 9, 2016

La série des Battlefield Manga (dont fait partie l’anthologie The Cockpit) est l’une des œuvres les plus célèbres et célébrées de Leiji Matsumoto au Japon. Il s’agit de différentes histoires se déroulant durant la Seconde Guerre Mondiale, dénonçant l’absurdité d’un conflit aussi cruel que meurtrier. Les jeunes gens fauchés sur les champs de bataille d’Europe ou du Pacifique ne pourront jamais réaliser leurs rêves…

Si personne ne conteste leur caractère profondément pacifiste, les Battlefield Manga suscitent également une certaine controverse en Occident. Car ces récits ont le plus souvent pour protagonistes des soldats japonais ou allemands, faisant de ces soldats de l’Axe des héros tragiques, voire des victimes expiatoires. Un retournement évidemment profondément révoltant du point de vue du lecteur français ou américain, d’autant que les exactions commises par le Japon Impérial ou le Troisième Reich n’y sont jamais évoquées. Faut-il pour autant voir en Matsumoto un dangereux révisionniste ? Peut-être la première erreur est de considérer les Battlefield Manga comme des récits historiques.

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THE COCKPIT © 1997 Leiji MATSUMOTO / Shogakukan Inc.

Pour comprendre les Battlefield Manga, il faut comprendre l’éducation reçue par Matsumoto. Son père Tsuyoshi, pilote dans l’aviation impériale et chef d’escadrille, transmettra à son fils à la fois la passion des avions et un profond dégoût de la guerre. En effet, Tsuyoshi Matsumoto sera l’un des rares rescapés de son unité, et gardera le traumatisme d’avoir dû annoncer à des familles inconsolables la mort de ses compagnons d’arme, tout en devant lui même continuer à vivre avec la culpabilité du survivant. Leiji Matsumoto citera les souvenirs et anecdotes de son père, pleins d’amertume, comme l’une des inspirations majeures des Battlefield Manga.

Mais en dehors des avions, dessinés avec minutie, Matsumoto ne cherche jamais la reconstitution factuelle. Le mangaka fait référence à des lieux ou des batailles célèbres, mais commet de nombreuses approximations chronologiques ou géographiques, parfois même des erreurs pures et simples. Peut-être est-ce d’ailleurs à dessein, pour mieux brouiller le rapport au réel. C’est ainsi que dans certaines histoires, il met également en scène des prototypes d’aéronefs n’ayant jamais été déployés durant le conflit. La Seconde Guerre Mondiale des Battlefield Manga est donc déconnectée de toute vraisemblance historique ou géographique, et devient une réalité alternative, existant dans son propre temps et son propre espace. C’est une sorte de conflit éternel où les protagonistes ont oublié pourquoi ils se battent, et où n’existent plus ni bons ni mauvais, juste des destins sacrifiés. D’ailleurs tous les personnages des Battlefield Manga sont fictionnels, tout comme leurs tragiques affrontements.

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THE COCKPIT © 1997 Leiji MATSUMOTO / Shogakukan Inc.

Un autre aspect important est le rapport très particulier que les Japonais entretiennent avec la Seconde Guerre Mondiale. L’observateur occidental trouvera sans doute que le conflit est enseigné dans les écoles japonaise de manière superficielle, minimisant les actions de l’armée impériale et mettant l’accent sur les souffrances endurées par la population japonaise pendant et après le conflit. Cette mémoire sélective s’explique en partie par le fait que, durant la guerre, la propagande orchestrée par les autorités militaires gardait la population dans l’ignorance, se gardant bien de révéler les horreurs commises en Mandchourie par exemple, ou pointant du doigt les américains comme étant les vrais instigateurs du conflit. Jusqu’au bout, la propagande militaire clamera l’imminence de la victoire japonaise, si bien que l’annonce de la capitulation sera un véritable choc pour les Japonais [*].

La population japonaise se considère donc comme une victime à part entière de la guerre, trompée et sacrifiée par ses dirigeants, et injustement “punie” par les bombardements américains. Contrairement aux Allemands, qui prennent leur responsabilité très au sérieux encore à ce jour, le peuple japonais estime ne pas être responsable ou fautif. Les scandales réguliers liés aux visites de membres du gouvernement au sanctuaire Yasukuni (où sont enterrés les criminels de guerre nippons) montre que de nombreux Japonais ne comprennent toujours pas où est le problème.

Que Matsumoto partage ou non cet état d’esprit, ses personnages réagissent bel et bien comme l’auraient fait des japonais de cette époque. Ils sont persuadés de se battre pour une cause honorable et une victoire imminente… et le payent en général de leur vie. On notera toutefois que l’alter-ego de Matsumoto dans ces récits (l’éternel archétype du nabot binoclard) sera souvent celui qui dénoncera l’absurdité de la guerre ou la folie de ces généraux qui envoient tant de jeunes à la mort pour rien. C’est ainsi que dans l’histoire Onsoku Raigeki-tai (“l’escadron des missiles supersoniques”, 1974), adaptée en 1993 en animation dans les OAV The Cockpit, ce pseudo-Tochirô n’hésitera pas à dénoncer l’hypocrisie d’un Japon qui clame être “du côté de la justice”. Cette réplique est notoirement absente de l’anime, donnant à cette histoire de kamikaze un ton résolument différent (voir à ce sujet l’excellente comparaison d’Animekritik).

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THE COCKPIT © 1997 Leiji MATSUMOTO / Shogakukan Inc.

Matsumoto semble également partir du principe que le peuple allemand se trouvait fondamentalement dans le même état d’ignorance et de manipulation que la population de l’archipel nippon. Ses personnages allemands se battent donc pour leur patrie, ou pour les idéaux chevaleresques de leurs ancêtres, mais jamais pour la doctrine nazie qui n’est pour ainsi dire jamais mentionnée dans les Battlefield Manga.

Il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Certes, on sait aujourd’hui, comme l’explique l’historien Robert Gellately dans son livre Avec Hitler : Les Allemands et leur Führer, que même si la population allemande ne connaissait pas tous les détails sordides de la “Solution Finale”, elle en savait largement assez [*]. Mais lorsque Matsumoto dessine les Battlefield Manga, dans les années soixante-dix, il était courant de considérer que les atrocités du régime nazi étaient cachées à la population, que les habitants du Reich ne savaient pas vraiment ce qui se tramait.

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THE COCKPIT © 1997 Leiji MATSUMOTO / Shogakukan Inc.

Ce décalage rend Seisôken Kiryû (“Sillage stratosphérique”, 1977), un autre récit adapté en animation, d’autant plus choquant pour le lecteur occidental contemporain. Cette histoire met en scène un pilote de la Luftwaffe chargé d’escorter un bombardier transportant une arme atomique mise au point par les scientifiques nazis. Plutôt que “vendre son âme au diable”, le pilote préfère laisser les alliés abattre le bombardier. Si on peut tout à fait admettre qu’il y avait aussi des hommes d’honneur dans les rangs de l’armée allemande, ce tacle envers les aviateurs américains (qui, eux, n’ont pas hésité à lâcher deux bombes atomiques sur le Japon) ne peut que mettre mal à l’aise au vu du génocide et des massacres perpétrés par les nazis de manière générale.

Un point important est que Matsumoto n’ignore pas les atrocités en question. Il les dénonce de manière claire dans son manga L’Éternel Allegretto (1974, inclus en bonus de L’Anneau des Nibelungen), consacré à un personnage ambigu, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler. Matsumoto y réalise l’une des ses images les plus puissantes : Furtwängler, passif et silencieux, se tient devant une montagne de cadavres de juifs exterminés, avec une svastika en surimpression, telle une signature apposée sur cet ignoble charnier. Il n’y a dans cette image aucun complaisance vis-à-vis de l’horreur nazie.

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FUMETSU NO ALLEGRETTO © 2002 Leiji MATSUMOTO / Shinchosha Co.

Mais L’Éternel Allegretto ne fait pas partie de la série Battlefield Manga. Et pour Leiji Matsumoto, les Battlefield Manga n’ont pas vocation à être autre chose que des fables.


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